La question de l’exploitation sexuelle des mineurs, plus communément appelée la prostitution des mineurs, est de plus en plus présente dans la société et devient à juste titre une préoccupation croissante des pouvoirs publics et de l’association. Ces dernières années, ce fléau a pris de l’ampleur, favorisé notamment par l’essor du numérique, vite exploité par les proxénètes.
À travers cette rubrique, différentes sources et études du gouvernement et d’associations ont été consultées afin de proposer un dossier complet. Hélène Pohu, sociologue pour l’association CVM (Contre les Violences sur Mineurs), en charge de la lutte contre la prostitution des mineurs pour le département de Loire-Atlantique et chargée de mission au sein de l’observatoire des violences faites aux femmes a été interviewée afin d’apporter son expertise sur le sujet.
Qu’est-ce que la prostitution des mineurs ?
La prostitution des mineurs est définie comme tout rapport sexuel pratiqué sur un mineur en échange d’une contrepartie, quelle qu’elle soit, ou d’une promesse de contrepartie. Il s’agit donc de violences sexuelles. Dans ce cas-là, la notion de consentement est inadaptée aux situations de prostitution de mineurs.
En France, la prostitution des moins de 18 ans est interdite. Tout mineur qui se livre à la prostitution, est réputé en danger et relève de la protection du juge des enfants.
De 2016 à 2020, on note une augmentation de 68% d’affaires de prostitution de mineurs parvenues aux services de police et de gendarmerie.
Il n’existe pas d’autres données statistiques fiables sur le nombre de victimes de la prostitution en France. Le chiffre le plus souvent avancé, de 7 000 à 10 000 prostitués mineurs, a été donné par l’association Agir contre la prostitution des enfants, en procédant à une extrapolation à partir de ses observatoires de terrain. Le nombre de mineurs concernés est sans doute aujourd’hui bien plus élevé.
Les différentes formes de prostitution
Présente sur l’ensemble du territoire dans les banlieues parisiennes comme dans les petites villes de provinces, la prostitution peut prendre différentes formes :
- prostitution de rue ;
- escorting ;
- bar et club de danse « érotique » ;
- faux salons de massage ;
- actes sexuels commercialisés par webcam, etc.
Toutes ces formes d’exploitation sexuelle peuvent être organisées par des réseaux structurés ou s’exercer de manière informelle, dans les collèges et les lycées, touchant de très jeunes victimes pour le profit de proxénètes et de « clients » parfois à peine plus âgés.
Hélène Pohu explique que la prostitution peut avoir lieu dans divers endroits : appartements, hôtels, rues, cages d’escaliers, parkings, caves…
« La mise en contact reste protéiforme, beaucoup d’entre elles se font par les réseaux sociaux. Il existe aussi la mise en contact par les sites « spécialisés » qui sont tout de même moins utilisés par les mineurs que par les gros réseaux de proxénétisme étrangers. Le lien peut aussi se faire lors de soirées organisées par les proxénètes où les jeunes filles sont contraintes de se rendre. Il y a également de la prostitution au sein des établissements scolaires (dans les toilettes), mais aussi dans les établissements de protection de l’enfance.
Ce sont ainsi différents lieux d’exploitation et aussi différentes formes de mises en relation et de tarification. Plus il y a un risque qui est pris, plus ça va être cher. On peut demander aux mineurs de ne pas se protéger, de ne pas avoir de contraception, les jeunes filles enceintes vont être exploitées tout au long de leur grossesse parce que les prestations sexuelles sont beaucoup plus chères.
Ce que l’on retrouve dans toutes les situations, c’est une violence qui est extrême, physique, psychique et sexuelle bien sûr. On retrouve aussi une emprise chimique : prise de cannabis, d’alcool, de protoxyde d’azote, parfois de cocaïne, et de plus en plus de consommation de Lyrica, un médicament utilisé dans le traitement des douleurs neuropathiques, de l’épilepsie et des troubles du stress post-traumatique. » – H. Pohu
Des victimes aux profils semblables
La prostitution des mineurs concerne à 90% des jeunes filles. Les garçons, majeurs ou parfois mineurs, exercent plutôt des activités relevant du proxénétisme.
Les jeunes filles sont majoritairement âgées de 14 à 17 ans, avec un point d’entrée dans la prostitution de plus en plus tôt, se situant entre 14 et 15 ans pour plus de la moitié d’entre elles. Ces mineurs, issus de tout milieu social, ont souvent en commun d’avoir un parcours de vie marqué par de multiples événements qui fragilisent leur développement :
- des familles confrontées à des événements problématiques interférant avec la disponibilité parentale ;
- une scolarité compliquée (absentéisme, déscolarisation) ;
- des événements traumatiques (violences sexuelles, physiques, psychologiques, etc.).
Les mineurs victimes de ces événements deviennent des blessés émotionnels et relationnels. Ils présentent une mauvaise santé mentale, des symptômes psycho traumatiques complexes et des difficultés relationnelles qui les exposent à de plus grands risques.
Les fugues semblent être un recours privilégié pour ces mineurs, celles-ci les exposent à de nouveaux risques, entraînant une répétition des mises en danger.
De nombreuses victimes peuvent être des mineurs étrangers, victimes de traite des êtres humains.
La situation qui reste la plus fréquente est celle de jeunes filles recrutées dans les collèges, les lycées, les foyers, mais aussi sur les réseaux sociaux, par de petites cellules de proxénètes. Ces derniers gagnent leur confiance en incarnant le petit ami qui repère la victime en manque affectif ou encore la « bonne » copine qui contacte un jeune isolé.
Pour beaucoup, le point commun de ces victimes est de ne pas se considérer comme tel et de ne pas assimiler leur situation à de la prostitution.
Certaines d’entre elles banalisent leur conduite et peuvent même valoriser certains éléments de leur pratique : autonomie financière, réponse aux besoins fondamentaux d’affection et d’attention, sentiment de reprendre le contrôle de sa vie, ou encore l’impression d’appartenir à un groupe.
Un autre point commun dans les parcours des jeunes filles est l’impact d’une première relation sexuelle non consentie qui fait obstacle à une représentation libre et égalitaire de la sexualité. Cette expérience cristallise une vision négative et stéréotypée de la vie affective et sexuelle.
Les liens entre le numérique et le développement de la prostitution des mineurs
La croissance de la prostitution semble aller de pair avec le développement du numérique.
Les mineurs sont exposés à la pornographie à un âge de plus en plus précoce, et sont confrontés à des modèles qui valorisent une hypersexualisation associée à une consommation ostentatoire et à la recherche de gains rapides.
De nouvelles plateformes favorisent également l’expansion de ce fléau : Onlyfans, surnommée l’Instagram de la pornographie est un service d’hébergement de vidéos et photos qui permet à des « créateurs » et « créatrices » de diffuser du contenu à la demande des « clients » qui payent les prestations en ligne. Beaucoup de ces utilisateurs diffusant des photos intimes et des vidéos à caractère sexuel seraient mineurs.
En 2021, 94% des 15-29 ans sont équipés
d’un smartphone – INSEE
55% des enfants de 7 à 14 ans possèdent leur propre téléphone – Junior City
63% des jeunes de 8 à 18 ans sont inscrits sur les réseaux sociaux – E-enfance
Les conséquences de la prostitution de mineurs
Pour les mineurs victimes, la prostitution entraîne des risques pour la santé.
- Au niveau somatique, des lésions traumatiques, un risque majeur d’infections sexuellement transmissibles, une grossesse non désirée sont relevés. Les conditions de vie liées à la prostitution ainsi que la prise de toxiques participent à la dégradation de l’hygiène de vie.
- Au niveau psychologique, les mineurs victimes rapportent des sentiments de dégoût, de honte, de culpabilité, des scarifications, des idées suicidaires, une perte de confiance en soi et en l’autre, un changement dans leur rapport au corps, dans leur perception d’eux-mêmes, un sentiment d’étrangeté, un sentiment d’insécurité permanent.
Les parents et les professionnels rapportent des faits similaires face aux faits prostitutionnels dont sont victimes les mineurs dont ils ont la charge. Ils sont confrontés à une sidération, une incompréhension et une impuissance majeure dans leur rôle de protection. L’échec des tentatives d’aides, les fluctuations subies dans le lien au mineur, le sentiment d’impuissance provoquent une souffrance et une usure importante tant chez les parents que chez les professionnels.
Les mêmes mécanismes de défense peuvent alors être mis en place, dans une tentative de mise à distance, entre banalisation et rejet.
Un plan national pour lutter contre la prostitution des mineurs
En 2021, entre 7 000 et 10 000 mineurs étaient concernés par la prostitution en France. Pour mieux lutter contre ce fléau, le premier plan national de lutte porté par le secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles, Adrien Taquet, a été déployé en 2021 et 2022.
Il reposait sur 4 piliers essentiels :
- la sensibilisation et l’information ;
- le renforcement des repérages à tous les niveaux des jeunes impliqués ;
- l’accompagnement des mineurs en situation prostitutionnelle ;
- le renforcement de l’action judicaire contre les clients et proxénètes.
Les axes d’amélioration
La prévention primaire est essentielle et l’école est le lieu idéal pour éduquer sur la sexualité et le numérique. Quant à l’accompagnement des victimes pour les aider à sortir de la prostitution, cela s’avère compliqué, les victimes se considérant rarement comme telles.
« Actuellement, les mineurs sont souvent ancrés dans la prostitution. Il y a une emprise très forte des proxénètes sur leurs victimes. Plus nous ferons de la prévention, plus nous arriverons à repérer des situations moins dégradées. L’objectif est de pouvoir identifier des situations de prostitution récentes ou encore aux prémices. Idéalement, il faudrait parvenir à repérer des jeunes qui ne sont pas encore dedans.
En parallèle, l’accompagnement est primordial pour les mineurs qui sont en situation de prostitution. Il est nécessaire de pouvoir offrir une protection à ces victimes. Lorsqu’un jeune formule une demande de mise à l’abri d’urgence, il est fondamental d’avoir la capacité de répondre à son besoin d’éloignement dans un délai très court. Pour cela, nous devons connaître les structures qui pourraient l’accueillir dès qu’il sera prêt. Il faut que nous soyons, nous professionnels, en capacité de dire « c’est maintenant, on a peut-être 20 minutes ». Il faut réagir tout de suite pour envoyer un signal très fort qui est : tu es prêt, on te croit, on te protège.
Malheureusement, ce n’est pas évident de trouver des structures pouvant accueillir des mineurs issus de l’exploitation sexuelle. Le jeune peut fuguer, la prostitution ne va peut-être pas s’arrêter tout de suite, etc.
Pour aider ces mineurs victimes, il faut également mettre le soin dans la boucle et pouvoir judiciariser la situation. C’est évident mais nécessaire de rappeler que le jeune n’est pas responsable de ce qui lui est arrivé, il est victime d’exploitation sexuelle.
Aujourd’hui, nous y travaillons mais nous ne sommes pas encore à la hauteur. »
– Hélène Pohu
*données issues du colloque de l’association CVM
Interview
Hélène Pohu, membre de l’association CVM (Contre les Violences sur Mineurs), en charge de la lutte contre la prostitution des mineurs pour le département de Loire-Atlantique et chargée de mission au sein de l’observatoire des violences faites aux femmes
Quelles sont vos missions ?
Pour le département, je suis chargée d’animer un plan de lutte qui répond à la demande du plan de lutte national. Je réalise ainsi de la sensibilisation. Je viens porter la formation que réalise l’association ATDEC (Association Territoriale pour le Développement de l’Emploi et des Compétences de Nantes métropole) et viens appuyer le dispositif qu’elle met en place pour les mineurs en situation de prostitution, en risque de l’être.
Mon rôle est également de créer des outils à destination des professionnels du territoire notamment en créant un protocole, du repérage jusqu’à la mise à l’abri de ces mineurs, et de réaliser des états des lieux ; sur la prostitution des mineurs en Loire-Atlantique et aussi sur la question de l’exploitation sexuelle au sein de la population MNA (Mineurs Non Accompagnés).
Comment le lien avec Colosse s’est créé ?
CVM a réalisé une recherche-action, à partir des préconisations de cette étude et d’un groupe de travail interministériel, un plan de lutte a été décliné. Il y a ensuite eu un certain nombre d’appels à projet et Colosse et CVM se sont positionnés pour répondre ensemble.
Dans un premier temps, CVM a formé les professionnels de Colosse sur une journée. Ensuite, le but était de travailler ensemble le support sur lequel Colosse va s’appuyer lors des formations.
Il était très intéressant que les chargés de mission de l’association aient la capacité de sensibiliser sur cette thématique et qu’ils puissent savoir repérer les victimes pour ensuite outiller les professionnels et les parents mais aussi savoir orienter vers des structures selon le territoire.
Comment expliquez-vous le manque de données chiffrées sur la prostitution des mineurs ?
Quand une problématique est soulevée, nous avons tous besoin de l’évaluer en ayant une idée du nombre de jeunes que cela peut représenter. Aujourd’hui, c’est très difficile car il y a un manque de données dû aux classements sans suite et au peu d’enquêtes qui aboutissent.
Lorsque les données enregistrées pas le ministère de l’intérieur sont récupérées par le ministère de la justice, il y a un biais méthodologique car le codage n’est pas le même, ce qui entraîne une perte d’informations.
À ce jour, aucune enquête nationale épidémiologique sur l’exploitation sexuelle des mineurs a été réalisée. Il existe une estimation mais qui n’est pas fiable car ce sont seulement des recensements rapportés via des associations. Il y a tellement de cas dont nous n’avons pas connaissance…
Nous ne pouvons pas prouver que ce phénomène s’est démultiplié car nous n’avons pas de données précédentes. Mais c’est un ressenti qui est très fort. Avec les réseaux sociaux, la mise en contact entre les victimes, les proxénètes et les clients est bien plus facile.
Actuellement, CVM porte une étude avec la ville de Paris pour tenter de quantifier ce nombre de situations. C’est une enquête épidémiologique sur la vie affective et les violences sexuelles. Le sujet est plus large mais l’enquête comporte quelques items sur la prostitution. L’étude vient de débuter, nous n’avons pas encore de recul sur les résultats.
Quelles ressources et moyens avez-vous mobilisés dans le cadre du recherche-action de CVM ?
Nous avons essayé de nous répartir le travail en fonction de nos différents champs de compétences, en tant que psychologue, sociologue et médecin légiste. Personnellement, j’ai rencontré un certain nombre de professionnels pour essayer de comprendre ce qu’eux comprenaient et percevaient de la prostitution des mineurs. C’était un sujet tabou pour certains, j’ai eu plusieurs fois la réponse : « il n’y a pas de prostitution des mineurs sur notre territoire ».
L’objectif en sociologie était de savoir ce qu’est la prostitution des mineurs selon les professionnels, les difficultés rencontrées quand ils travaillent sur cette problématique et leurs besoins pour lutter contre celle-ci. Pour la psychologue et la médecin légiste, l’objectif était de comprendre ce qui se joue pour le mineur, les difficultés rencontrées et les besoins des enfants et des parents.
À partir de là, nous avons analysé toutes ces données et nous avons réfléchi à la conception d’outils qui répondent aux besoins des professionnels, des parents et des enfants. Et donc, nous avons créé une mallette pédagogique.
C’est ce que fait très bien CVM : créer des outils à destination des parents, des professionnels mais aussi des enfants pour sensibiliser le plus grand nombre.
Comme les professionnels se sont vraiment saisis de ces outils, nous avons pu ensuite organiser des formations, notamment auprès de l’ENPJJ (École Nationale de Protection Judiciaire de la Jeunesse). Encore aujourd’hui, l’association est sollicitée pour intervenir lors de colloques pour dispenser des temps de formation. Les professionnels sont montés en compétences sur cette problématique.